De quelle façon avez-vous accompagné vos équipes cette année ?

Il y a eu un choc au début, bien sûr, une sidération mais le collectif, la taille du groupe et nos modes de fonctionnement nous ont aidés à réussir.

C’est parce que nous avions beaucoup travaillé en amont, en se préparant à la gestion de crise – même si l’on avait plutôt travaillé l’impact d’un point de vue cybersécurité – que nous avions déjà des automatismes et avons finalement bien traversé cette crise. Nous avons mis en place très vite des règles sanitaires afin de protéger tout le monde et le nombre de personnes impactées a été très faible; c’est une fierté et un indicateur positif. Les équipes informatiques ont été extraordinaires et ont mis en place l’infrastructure dont on avait besoin pour passer rapidement à un autre mode de fonctionnement. Cela nous a permis de conserver nos routines, nos réunions d’équipe, nos mises en commun… Nous avions besoin de cette proximité, d’être ensemble.

Les équipes du groupe Michelin sont localisées partout dans le monde. Mais lors de cette année et demie passée, marquée par le Covid-19, la crise s’est régionalisée. Il a fallu adapter notre fonctionnement mondial, nos business globaux, au contexte local. Nous nous sommes appuyés sur les équipes dans les régions, qui ont apporté une vision de terrain. La ligne hiérarchique traditionnelle a basculé un peu : les régions ont pris la main et ce changement de commandement a été très intéressant. Nous, les comités exécutifs, avons défini des objectifs très clairs. Nos priorités étaient la santé et la sécurité des employés ainsi que la survie de l’entreprise, protéger la dimension économique et financière et assurer une business continuity pour redémarrer. Une fois ces priorités données, j’ai laissé les équipes avec beaucoup de marge de manœuvre pour que les décisions soient prises au plus près de l’action.

Grâce à ce cadre, ces règles du jeu claires et une connexion très forte avec les cellules de crise régionales, les activités sur le terrain étaient vraiment en charge du pilotage. Nous avions au début des points quotidiens puis, au fur et à mesure, nous avons mis en place des routines et adapté la fréquence des revues. Michelin étant un groupe mondial, présent notamment en Chine, nous avons pu faire un RETEX des activités chinoises et accompagner les équipes qui voyaient les vagues successives arriver et devaient se préparer.

C’était une dynamique incroyable d’échange, d’apprentissage et d’exercice de pilotage. J’étais dans un rôle de facilitatrice et d’accompagnatrice. Lorsqu’on voulait me parler, j’étais là; lorsqu’il fallait prendre des décisions, j’étais là; lorsqu’il y avait des arbitrages, notamment sur les sujets économiques, j’étais là. Nous avons beaucoup communiqué, il y avait très souvent des interactions avec les équipiers pour les aider à valider ou renforcer leurs prises de décision car c’est un contexte où l’on a vraiment la tête dans le guidon, on a besoin de prendre de la hauteur. J’étais là pour leur apporter cette distance et redonner le sens de nos priorités.

Qu’est-ce que cette crise vous a appris sur vous-même en tant que leader ?

Qu’en tant que personne, j’ai énormément besoin des autres. Je savais déjà que mon énergie venait de la coopération et la co- construction mais j’ai mesuré par la distance et l’éloignement combien c’était important. Cette force du collectif nous a permis de nous éloigner de la ligne hiérarchique de commandement traditionnelle. Lorsque les gens savent faire, lâcher complètement, véritablement donner les commandes et faire confiance. Nous y travaillons de plus en plus chez Michelin, c’est très intéressant. Cette période m’a aussi forcée à être beaucoup plus explicite, claire et simple dans les priorités et les attentes. Le fait d’être très transparent était nécessaire : partager en équipe les constats, avec beaucoup d’humilité, et accepter qu’on ne sait pas.

Enfin, l’une des choses essentielles était de redonner du sens. Dans ces situations de crise, la seule certitude que l’on a, c’est qu’on ne sait pas ce qu’il va se passer. Redonner du sens constamment permet de poser un cadre et une direction avec des priorités claires. Cela laisse aux gens la possibilité de prendre des décisions et de piloter dans un monde d’incertitude. Nous, nous sommes là pour soutenir, prendre de la hauteur et aider à sortir la tête de l’eau si besoin.

Cela ne signifie pas pour autant que le leader perd son autorité ?

Je pense que notre autorité est quelque part légitimée car tout le monde a réussi à tenir son rôle et sa mission dans ce contexte. À titre personnel, cela permet de renforcer aussi la confiance en soi : en tant que personne, j’ai eu suffisamment de résilience pour gérer la difficulté que cela représente. Et j’ai aussi su manifester mes difficultés auprès de mes collègues de l’équipe de direction. C’est essentiel d’être capable de dire “je n’y arrive plus”. Lorsque l’équipe est accueillante et bienveillante, comme c’est le cas chez Michelin, il ne faut pas hésiter à partager ses faiblesses, ses limites, ses préoccupations. Le leadership en période de crise, c’est savoir faire évoluer sa posture, continuer à donner du sens à ses équipes. Rappeler les priorités, aider à prendre des décisions si nécessaire, faire du feedback et être dans la présence et l’écoute.

Avez-vous des principes de travail inspirants ?

C’est essentiel de trouver du temps pour soi, apprendre, se développer, individuellement et en équipe. L’agenda dans un poste comme le mien est plein jusqu’à la fin de l’année mais j’ai des moments bloqués à l’avance pour ça. Au réveil, je prends du temps pour faire de la méditation, des affirmations positives ou du sport, c’est devenu un rituel.

Par ailleurs, j’ai un processus de coaching qui se poursuit et je fais beaucoup de mentoring, surtout avec des femmes. L’échange est extrêmement intéressant, c’est passionnant et, avec la crise, cela m’est devenu encore plus utile. En écoutant et en travaillant avec ces personnes, j’apprends beaucoup. Il y a un effet miroir qui me fait réfléchir sur moi, sur ce que je peux faire.

Enfin, tous les soirs, j’ai besoin de regarder comment le lendemain va se dérouler. Réfléchir à ce qui pourrait être difficile, préparer la journée. Quand tout est incertain, c’est une façon de se rassurer en anticipant, en sachant ce qu’il va se passer.

Est-ce qu’il vous arrive de douter ? Comment gérez-vous cette situation ?

Cela m’arrive, oui, c’est normal de douter. Mais j’évite que ça ne dure trop longtemps car le doute peut vite se transformer en peur, en perte de confiance et démoraliser. J’ai beaucoup travaillé sur le ressenti des émotions donc je le sens venir. Dès que j’ai la boule au ventre, je m’arrête et je rationalise. C’est un processus interne, comprendre pourquoi ce sentiment s’est créé, revenir aux causes, énoncer la question. J’arrive alors à basculer dans une dynamique positive où je vais chercher des solutions, soit en équipe, soit en écoutant mon intuition.

C’est peut-être aussi une forme de résilience, rebondir. Le doute, ça immobilise… C’est ne pas oser prendre de décision, ne pas arriver à prendre de la hauteur. Les situations de ma carrière où j’ai le plus douté étaient des phases d’échecs.

Le doute, ça immobilise. Nous sommes construits sur des convictions, des croyances qui nous aident à progresser et à construire. Si l’on se met à douter de ce qui nous permet d’avancer, c’est destructeur, ça peut mener au burn-out et on peut lâcher prise complètement.

Quels conseils partageriez-vous à une dirigeante, une femme de pouvoir, face à la gestion de l’incertitude ?

D’abord, retrouver du sens. Il faut être fort pour être capable d’affronter les difficultés dans l’incertitude et être fort, c’est savoir pourquoi on fait les choses. Ce sens, il faut le partager avec les équipiers de façon authentique. Accepter de dire lorsqu’on ne sait pas ou lorsque ça ne va pas.

Ensuite, le retour d’expérience, constamment. Se préparer, progresser et être humble. Même lorsqu’on a réussi : le RETEX pour modéliser le succès est essentiel aussi. Notre passage chez Pegasus a été révélateur à ce sujet. Je pratiquais beaucoup le RETEX dans les échecs ou les problèmes et je me suis rendu compte que c’était quelque chose à faire tout le temps, dans tous les contextes, et surtout les réussites.

SONIA ARTINIAN-FREDOU
HIGH TECH MATERIALS CORPORATE DIRECTION, MEMBRE DU COMEX GROUPE MICHELIN

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