Vous avez, en tant que patron du RAID, dirigé des hommes dans des circonstances exceptionnelles. Est-ce qu’on mène les hommes du RAID comme on mène des hommes en entreprises ?
Est-ce que l’exercice de l’autorité est le même ?

1er point de divergence : la prise de décision.
Dans l’univers des forces spéciales ou des unités d’intervention, toute prise de décision est nourrie par votre expérience, le contexte dans lequel vous évoluez, les échanges que vous avez avec vos collaborateurs directs et vos soutiens. Mais au final, la prise de décision ne se partage pas car elle est directement liée à la notion de responsabilité, elle est donc extrêmement personnifiée. La notion d’urgence et d’adaptation, spécifique au monde des unités d’intervention, rythme la prise de décision.

Dans l’univers de la grande entreprise, il existe un comité exécutif ou équivalent, qui est collégial, et dont le rôle est de prendre des décisions. Comme la décision est commune, la responsabilité l’est également. La prise de décision est ainsi plus lente, plus travaillée, plus maturée. Il a donc fallu pour moi apprendre à convaincre, partager, faire adhérer à une position alors qu’elle me semblait déjà validée et acquise.

La liberté de parole est également très différente entre ces 2 univers. Dans l’entreprise, le risque de perdre son travail peut brider la parole alors qu’au sein des forces spéciales, le risque de perdre sa vie va au contraire la libérer. Il y a dans tous les cas un vrai courage managérial à faire preuve d’une position minoritaire ou singulière car on peut avoir peur du jugement du collectif. C’est encore plus vrai en entreprise, où les jeux d’influence entre les acteurs en présence prennent souvent plus d’importance. Quand je suis arrivée chez COVEA, j’ai mis 6 mois à faire comprendre à mon équipe que même si j’étais leur supérieur hiérarchique, je n’avais pas forcément raison et que j’attendais d’eux qu’ils me challengent dans ma prise de décision : ce qui était « naturel » au RAID était « inhabituel » dans l’entreprise.

2e point de différence : la gestion de l’incertitude
Par nature pour les forces spéciales, les unités nationales d’interventions, l’improbable, l’imprévisible, c’est leur quotidien et c’est précisément ce pourquoi ils s’entraînent.
Gérer l’incertitude repose sur leur capacité à savoir qui fait quoi, à quel moment. Comme il est impossible de prévoir toutes les situations, l’être humain ayant par nature des réactions imprévisibles, ces unités s’entraînent à retrouver des schémas qui leur sont familiers pour les avoir répétés, puis à les rapprocher du réel. C’est un peu comme une partie d’échec, pendant laquelle vous répétez des ouvertures que vous connaissez. La gestion de l’improbable rentre alors dans un champ extrêmement cadré, familier car vous allez y trouver des similitudes avec des situations que vous avez déjà vécues à l’entraînement ou en opération. Ainsi, quand vous êtes en prise avec le réel, dans l’instant, si votre adversaire bouge sur une position imprévue sur l’échiquier, vous développez cette capacité à vous réorganiser rapidement.

Dans mon ancien métier, la réflexion nous amenait par l’expérience à choisir la probabilité la plus forte sur une situation et on mettait en jeu des process que nous maîtrisions. L’être humain ne sait pas gérer des situations qu’il ne comprend pas ou qu’il n’a pas prévu. Quand vous ne comprenez pas la situation dans laquelle vous êtes, vous générez du stress et vous vous placez dans une incapacité de réaction ou d’interaction avec vos coéquipiers. Or, l’action de vive force est un sport d’équipe : on est fort que si le dernier maillon de la chaine l’est autant que vous et si il a parfaitement compris et intégré l’opération que vous êtes en train de monter.

Votre responsabilité va d’ailleurs s’exercer par rapport à l’action de ce dernier, d’où l’importance de la communication à tous les échelons. Dans les opérations que j’ai pu mener au RAID, nous commettions évidemment des erreurs. Pour autant, cela ne nous empêchait pas d’atteindre notre but car nous nous réadaptions en permanence. Nous prenions des décisions rapidement puis nous nous réadaptions.

Dans l’entreprise, le rapport au temps n’est pas le même. On traite ainsi l’ensemble des cas non conformes avant la prise de décision d’où une maturation lente de celle-ci. Il existe beaucoup de réunions d’échanges qui ne sont pas des réunions décisionnelles. Et le fonctionnement même d’une entreprise rend plus complexe, le processus de réadaptation, car la décision impacte plus de monde, avec des forces en présence parfois plus inertiques.

Votre précédente expérience vous a t’elle aidée à affronter la crise sanitaire que nous traversons ? En quoi ?

La crise, c’est le passage d’un état nominal à un état dégradé. En fait, ce sont les changements de milieux qui sont complexes à gérer. Quand vous êtes dans la crise, vous êtes assez à l’aise… une fois que vous y êtes.

Ma première mission chez COVEA a été de structurer notre organisation de crise autour des plans de continuité et de reprise d’activité puis d’identifier et monter des cellules de crise en fonction des thématiques : ressources humaines, immobilier, informatique…

J’ai ensuite créé à l’échelle du groupe une cellule de pilotage de crise et détecté au sein des équipes les bonnes personnes à mobiliser en cas de basculement de l’organisation en gestion de crise. Cette organisation se rapproche de celle des unités des forces spéciales. Un vrai partage, sans tabou, sans grade et des prises de décision en temps réel, avec des possibilités d’adaptation selon les réactions que vous avez à gérer face à la crise que vous traversez.

On a entrainé les collaborateurs à la gestion de la crise en augmentant au fur et à mesure les facteurs de complexité. Les exercices n’ont de vertu que si vous en faites des retours d’expérience. Vous réadaptez ainsi au fur et à mesure des entrainements votre armure, vos défenses. Les forces spéciales, les unités d’intervention n’ont jamais de schémas d’interventions fixes. En réalité, ils sont en évolution permanente car ils s’adaptent. Ils n’hésitent pas à remettre complètement à plat leur plan et à modifier leur posture.

Comment réussit-on a maintenir le « collectif » dans une entreprise de 20 000 salariés, particulièrement dans les périodes compliquées ou l’isolement peut être la règle ?

Dans les unités des forces spéciales, l’évènement crée la cohésion. Dans une entreprise où vous avez du temps pour faire un pas de coté, la cohésion est plus difficile à créer et à pérenniser. Pour fédérer, nous nous sommes rassemblés sur quelques causes communes. Quand je suis arrivé en 2013, le groupe COVEA était encore en gestation et peu ressenti dans le quotidien des collaborateurs. Nous les avons réunis sur une séquence de 3 jours et sortis de leur quotidien. Je n’ai fait, là que reproduire les bonnes pratiques qui s’opèrent depuis des décennies au sein des forces spéciales. C’est à dire mettre en place des facteurs d’incertitude qui vont vous garantir l’écoute et l’attention des auditeurs que vous avez à votre disposition. Quand vous les mettez dans des situations, non pas insurmontables mais inconfortables, vous leur permettez de se découvrir eux- mêmes et de se découvrir en équipe.

Il s’agissait de mettre en place des facteurs d’accélération de la connaissance des uns et des autres. C’est un peu l’histoire du bus, vous faites monter 20 personnes dans un bus qui ne se connaissent pas, vous crevez un pneu : vous créez une équipe. Au final, gérer une crise c’est surtout mettre en confiance ses collaborateurs, écouter ce qu’ils ont à vous dire et répondre à leurs attentes en décidant vite puis en étant en capacité de se réadapter si la situation particulière l’exige.

AMAURY DE HAUTECLOCQUE, DIRECTEUR GÉNÉRAL DES COOPÉRATIONS HUMAINES GROUPE COVEA

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